Je n'ai toujours pas terminé de rédiger ce fameux article sur les nombreuses injonctions existantes dans le monde du yoga moderne et de cette spiritualité contemporaine, où le bien-être est avant tout associé au bien-vivre, bien-manger, bien-parler, bien-communiquer, bien-méditer, bien-respirer, bref, où les influenceurs de la relaxation deviennent des gurus du bien-se-comporter…
Une des invitations m'ayant le plus touchée a été celle de la pratique matinale. Peut-être parce que depuis l'école, j'avais associé la douleur du réveil matinal à la nécessité de se former, d'apprendre, de progresser. Il me semblait que pour entrer dans une journée animée, pour être vraiment vivante, il fallait que le réveil m'agresse et me tire sauvagement du lit, sans quoi je croyais me complaire forcément dans une paresse honteuse. Me rendormir, c'était impossible, c'était mourir un peu. Mais ça ne rendait pas les matins plus agréables pour autant. Et en posant le pied gauche au sol chaque jour, je me levais avec une sorte de tristesse et de résignation lasse.
Se lever pour s'élever ?
Drôles d'histoires que celles que les enfants se racontent pour traverser la vie. Ce rapport inconfortable avec le réveil a été nourrit de la pression permanente de l'autodiscipline que l'on m'a vendue comme une condition sine qua non de mon Éveil spirituel (à l'époque où j'y croyais encore ! Quelle naïveté 😁). J'ai cru qu'à moins de faire 1h de yoga tous les jours, je n'avais ma place ni dans un studio comme élève avancée, ni devant des élèves débutants. Et encore moins dans les rangs des "chercheurs de Vérité". Sinon, je m'en donnerais les moyens.
La question de la sādhanā, ou de la pratique spirituelle régulière, a donc naturellement été un point central de mon cheminement. Pas son contenu, mais sa forme, son contexte ! Il me semblait que le matériau importait peu, et qu'il me fallait d'abord intégrer autre chose avant d'en dessiner une trame. Les injonctions pratiques comme la célèbre citation de Pattabhi Jois "Practice, and all is coming" m'ont parfois sorti la tête du guidon en m'empêchant de overthinker l'overthinkement de l'overthinking. Mais quelque chose tournait en rond : on m'inviter à pratiquer, encore et encore, sans que j'eusse desserré l'étau du cadre de la pratique. Je voulais bien méditer des heures et m'abîmer les épaules à tenter des jump back et jump through dans des shala moites au milieu de la jungle, mais j'avais définitivement l'impression de mettre la charrue avant les bœufs. Je piétinais.
Deux grands écueils m'ont forcée à reprendre certaines choses depuis le début. Le premier fut l'ennui. Le second, l'impatience.
Au pied du mur, le pied levé
En 2017, j'étais arrivée au bout d'un processus éprouvant, où tout mon monde avait été mis sans dessus dessous. Tous mes repères chamboulés, mes envies questionnées selon des protocoles précis avec des objectifs sérieux. Qui suis-je ? Bon sang, mais qui suis-je ? J'y pensais nuit et jour et trouvais toutes les occasions d'y réfléchir encore plus intensément lors de retraites, formations, voyages… À un moment, il m'apparut brutalement qu'un ingrédient essentiel pour vivre de façon harmonieuse dans ce monde, simplement, était la joie. Et en route, j'avais perdu cette étincelle joyeuse qui, je crois, m'avait souvent caractérisée (ou par laquelle j'aimais me définir plus jeune). La légèreté et l'humour avaient partiellement déserté ma vie au profit de considérations plus froides sur l'existence et le Divin. Car rien d'autre ne m'intéressait.
Tout ce qui me faisait rire avant m'ennuyait. Je ne trouvais aucun intérêt aux films, livres et discussions qui animaient mes proches, et je ne pouvais m'empêcher de décrypter en chacun les obstacles, les freins, les résistances à l'évolution. Les programmes, les conditionnements. Tout ce dont je souhaitais me défaire. J'analysais alors en permanence mon monde à travers un prisme unique : celui de la Vérité. Je ne comprenais pas que l'on puisse ne pas vouloir être soi. Je ne comprenais pas que l'on puisse se croire libre, et continuer de souffrir. Ma cape de sauveuse solidement accrochée à mon costume de super-nana, je volais au secours de ceux qui ne m'avaient rien demandé. Et en plus de la frustration de mes maigres résultats, j'entretenais maladroitement la croyance que j'allais dans la bonne direction. Inconfort et ennui commençaient à prendre trop de place, aussi j'accordai plus de temps à la joie. Pour être là, simplement. Pour se faire une place. Pour me rappeler que chacun adoucit comme il peut les cahots du chemin qu'il choisit d'emprunter. Pour retrouver ensuite, envers moi-même, une indulgence et une compassion qui m'ont révélé ma deuxième erreur : si je m’ennuyais, si je piétinais, c'est peut-être que je voulais aller trop vite ?
Juste à temps
« Ra… len…tis… ». Le Rishi me regarde entre ses paupières mi-closes. La soixantaine, la moustache drue, ses yeux sombres deux puits rapprochés au milieu de sa figure. J’avais profité de mon voyage au Népal pour le rencontrer. On m’avait dit qu’il était le meilleur, exceptionnel, incontournable, et ma soif de réponses n’avait pas eu besoin de qualificatifs plus mystiques. Ma petite sœur sous le bras (on est comme ça), j’avais pris rendez-vous pour nous deux dans son centre situé en banlieue de Katmandu. Moins de dix minutes après que je sois entrée dans son cabinet, il avait stoppé l’entretien en levant doucement une main pour m’interrompre. « Tu es sur la bonne voie. Mais ralentis. Ra… len… tis… » À ce moment, il ne faisait évidemment pas allusion à mon flot de paroles que je contenais sagement pour ne pas passer pour une hystérique. Il appuyait très précisément là où l’école, les adultes, la vie, avaient noué des choses complexes.
« Dépêche-toi » mais « Attends ». « Plus vite » mais « Doucement ». L’envie de bien faire, d’être synchro, de répondre juste, de résonner avec les autres avait été ma motivation principale jusqu’à très tard de l’école à la fac. Consciente que mon espace-temps n’était pas tout à fait le même que le reste du monde (comme pour chacun, on s’adapte, on compense) j’avais appris à me caler sur le rythme des autres, même quand je n’aimais pas ça. Avec l’impression désagréable d’être ralentie ou bousculée en permanence par tout et tous. En partant voyager seule, je m’étais offert un nouvel espace-temps, à mon rythme. Surtout à toute allure vers ce qui m’intéressait. L’ennui, c’était que je venais de me prendre les pieds dans le tapis.
Battre la mesure
Faire son yoga tous les matins, c’est admirable. J’admire les ashtangis qui observent leur pratique quotidienne 6 jours sur 7, aux premières heures du jour. Le corps encore raide de la nuit mais dressé sur le tapis, ferme et engagé. J’ai envié ceux qui ne dormaient que quelques heures, qui commençaient leur journée par un footing ou un rituel élaboré, et j’ai tenté d’appliquer tant bien que mal les préconisations des profs que j’estimais alors. Les formes étaient bien choisies, mais le fond du message était clair : soit vous faites votre yoga tous les matins en priorité, soit vous êtes des loosers. Difficile, dans cette situation, de jamais se sentir légitime. Ou de valeur.
Après les mots du Rishi, j’ai passé en revu mes récentes réalisations et mes progrès dans mon métier. J’ai repris les conseils de Jois. « Practice, and all is coming. » vu sous un autre angle, cela pouvait être « Pratique, quoi que ce soit, quand tu peux, quand tu veux… mais pratique, and all is coming. » Les nuances apportées par Hareesh dans ses enseignements ont aussi contribué à relativiser les standards que je m’imposais. J’ai appris à adapter l’intensité, le type de pratique mais aussi le rythme et le cadre, pour rester décontractée en toutes circonstances. Naturellement, en acceptant de façon inconditionnelle mon manque d’autodiscipline et mes humeurs matinales, quelque chose s’était débloqué. En cessant de vouloir des réponses à tout prix, tout de suite, je retrouvais de la joie dans une multitude de petites choses fondamentales. Mon cœur se remettait à battre la mesure. Je me sentais glisser à nouveau de façon fluide dans la seule direction et unique tournure que les choses pouvaient prendre : la mienne.
Alors chaque matin, à 7h30, quand mon réveil sonne, je prends mon temps. C’est toujours dur, et je me demande toujours si c’est vraiment nécessaire. À quoi bon. Qui suis-je ce matin ? Est-ce que ce que je fais a réellement du sens ? Pourquoi le fais-je ? Réussirai-je à me coucher plus tôt un jour ? Mais en me laissant penser, je passe du rêve à l’éveil, de la torpeur à l’envie d’accomplir, de réussir, de vivre plus fort. Si je traîne un peu au lit, c’est pour laisser des réponses venir… par gourmandise. Car les paupières encore gonflées de sommeil, l’oreiller imprimé sur la joue, en posant un pied par terre, désormais, je souris.
Pour ceux qui me ressemblent : la conclusion de cet article est bien évidemment « non ». Vraiment, faites bien comme vous voulez, tant que vous le faites par choix, par envie ou par conviction personnelle. N’allez pas vous ajouter des injonctions moralisatrices et culpabilisantes en plus de celles de la société et des médias, merci. Vous avez le droit d'être comme vous êtes : pas du matin ou du matin, déterminé ou influençable, et aimons-nous comme ça, OK ?
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